Il paraissait étonnant que la France puisse échapper au scandale des « polluants éternels », mis en lumière pour les États-Unis par le film Dark Waters. L'équipe Vert de rage du journaliste d'investigation Martin Boudot révèle à travers une enquête, qui sera diffusée dans le magazine Envoyé Spécial de France 2, le jeudi 12 mai, une contamination par des composés perfluorés (PFAS) des milieux situés à proximité de la plateforme industrielle de Pierre-Bénite, au sud de Lyon. Cette plateforme héberge deux entreprises, Arkema et Daikin, qui utilisent, ou ont utilisés, ces composés. Il s'agit de deux installations classées (ICPE) soumises à autorisation, la première étant, de surcroît, classée Seveso seuil haut.
« Les PFAS constituent une famille chimique complexe regroupant près de 4 500 composés distincts », rappelle François Veillerette, porte-parole de l'association Générations futures. Celle-ci a eu accès en avant-première aux résultats bruts de l'étude, qui ont par ailleurs été présentés, le 10 mai, à la Maison de l'environnement de Lyon. En raison de leurs propriétés physico-chimiques, ces composés ont été utilisés pour de multiples usages dans des produits industriels comme dans des produits de consommation courante. Or, ces substances sont extrêmement persistantes dans l'environnement du fait de la grande stabilité de la liaison carbone-fluor. De nombreuses études scientifiques ont associé à leur exposition des effets graves pour la santé : cancers, effets sur les systèmes reproductifs et microbiens, mais aussi pour l'environnement.
Présence inquiétante de nombreux PFAS
L'équipe de Vert de rage a effectué des prélèvements dans quatre milieux : l'eau du Rhône, qui coule à proximité des usines, l'eau du robinet, les sols et l'atmosphère. Ces prélèvements ont été analysés par l'équipe de Jacob de Boer, professeur de chimie environnementale et toxicologie à l'Université libre d'Amsterdam. Ils révèlent une présence inquiétante de nombreux PFAS. L'échantillon des rejets de la plateforme se déversant dans le « canal usinier » présente des concentrations en PFAS 36 000 fois plus élevées que celle de l'échantillon prélevé en amont. On y retrouve trois PFAS utilisés actuellement (6:2 FTS) ou dans le passé par Arkema (PFOA, PFNA), et deux PFAS utilisés actuellement (PFHxA) et dans le passé (PFOA) par Daikin.
Ensemble de la zone gravement contaminée
Les résultats des analyses des échantillons prélevés dans le sol et dans l'air ne sont guère plus rassurants. L'équipe d'investigation a prélevé des échantillons de terre dans un stade et dans un potager à proximité de l'usine. Cinq PFAS dépassent la norme néerlandaise, fixée à 3 μg/kg poids sec de sol. « Pour le PFUnDA, un PFAS très persistant et très bioaccumulable, les concentrations mesurées sont jusqu'à 6,6 fois supérieures à la norme pour ce qui concerne le potager, et jusqu'à 83 fois pour le stade », explique Pauline Cervan, toxicologue, responsable des questions scientifiques et réglementaires pour Génération futures. Conclusion du professeur de Boer : « Il est recommandé de fermer l'accès au public à ces endroits. »
Enfin, les analyses des prélèvements dans l'air révèlent la présence en grande quantité de deux composants (6:2 FS-TS ; PFHxA) utilisés par les deux industriels, indique Pauline Cervan. La présence de PFOA est, quant à elle, « quatre à huit fois plus élevée que les valeurs moyennes trouvées lors du programme de surveillance du Programme des Nations unies pour l'environnement », indique la toxicologue.
« Nous pouvons donc conclure que l'ensemble de la zone dans laquelle les échantillons ont été prélevés, qu'il s'agisse de sol, d'eau du robinet, d'eau de surface, de sédiment ou de lait maternel, est gravement contaminée par les PFAS. Il est possible d'établir un lien clair avec l'utilisation de PFAS dans les usines à proximité », conclut le professeur Jacob de Boer.
Urgence d'agir
« Ces résultats soulignent l'urgence d'agir pour réduire très fortement l'exposition des populations aux PFAS », réagit François Veillerette. Aussi, son association formule-t-elle une série de demandes portant sur la zone contaminée, mais aussi sur le plan national et européen. Pour la zone contaminée, elle demande aux services de l'État d'interdire les rejets industriels de PFAS dans l'environnement, de fermer le stade contaminé et de mettre en œuvre tous les moyens pour décontaminer l'eau potable. « Cette décontamination est un vrai souci, les moyens mis en œuvre ne suffisent pas », s'inquiète M. Veillerette.
Dans un communiqué daté du 10 mai, le préfet de région indique que les services de l'État vont « mettre en place très prochainement une surveillance approfondie des rejets de perfluorés », après avoir reconnu que les rejets des trois perfluorés utilisés par Arkema et Daikin n'étaient pas réglementés. « Sur la base de cette surveillance (…), l'Inspection des installations classées se rendra auprès de chaque exploitant et s'attachera à encadrer les rejets des substances concernées », ajoute le préfet.
« La lutte contre le fléau sanitaire des pollutions industrielles doit avant tout passer par l‘élargissement des normes et des réglementations nationales et européennes et un renforcement des contrôles que nous appelons de nos vœux de façon urgente », réagit, quant à lui, Bruno Bernard, président écologiste de la Métropole de Lyon. Une demande qui va dans le même sens que celle de Générations futures, qui réclame, à l'échelle nationale, un inventaire de tous les sites industriels susceptibles de rejeter des PFAS, assorti de campagnes de mesures et d'une information de la population. L'association demande aussi aux agences régionales de santé (ARS) une surveillance générale de l'eau potable.
« Les services du ministère de la Transition écologique, en lien avec les services du ministère des Solidarités et de la Santé, et plus particulièrement l'Anses, vont engager un travail plus général sur les pollutions liées aux PFAS, afin de préciser l'état des lieux, de mieux comprendre et combattre ces pollutions », annonce à cet égard le préfet de région. Par un communiqué daté du 11 mai, la ministre la Transition écologique indique également qu'un arrêté, paru ce même jour, « impose désormais la surveillance d'une centaine de nouvelles substances chimiques, dont des composés perfluoroalkylés (PFAS) ».
« Peser de tout son poids pour porter l'interdiction »
Quant à l'échelon européen, Générations futures appelle le gouvernement français à « peser de tout son poids pour porter l'interdiction de l'usage de la famille entière des PFAS dans le cadre de la réglementation Reach le plus rapidement possible ». Une initiative en ce sens est actuellement portée par cinq États européens (Allemagne, Danemark, Suède, Norvège et Pays-Bas), et la Commission européenne vient de se positionner en faveur de cette approche par familles pour interdire les produits les plus problématiques. « Mais les dérogations doivent être les plus courtes possibles, prévient François Veillerette, car on est souvent confronté à des dérogations à n'en plus finir ». Le porte-parole de l'association rappelle, à cet égard, les recommandations émises par de très nombreux scientifiques à travers la Déclaration de Madrid en 2015, et celle de Zurich en 2018, en vue de limiter la production et l'utilisation des PFAS.
« La stratégie européenne sur les produits chimiques prévoit de restreindre, via le règlement Reach et grâce au soutien français, les usages des PFAS aux seuls usages essentiels pour la société », fait valoir le préfet de région, qui souligne, quant à lui, l'hétérogénéité des risques présentés par ces substances. Celui-ci met aussi en avant le partenariat européen pour l'évaluation des risques liés aux substances chimiques, annoncé mercredi 11 mai à l'occasion de la Conférence ministérielle sur les produits chimiques. La France organise cette rencontre, à Paris, dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne (PFUE). « Une bonne opportunité pour passer aux actes », estime François Veillerette.