Avocate à la Cour
La mise en œuvre du projet de stockage en couche géologique profonde des déchets nucléaires les plus radioactifs et à vie longue, dit « Cigéo », a donné lieu à l'introduction par de nombreux requérants issus de la société civile d'une requête en annulation contre le décret l'ayant déclaré d'utilité publique et ayant mis en comptabilité divers documents d'urbanisme (1)
À l'occasion de ce litige, les demandeurs ont soulevé un moyen tiré de ce que l'article L. 542‑10‑1 du code de l'environnement porterait atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution. Cet article prévoit une exigence de réversibilité du stockage en couche géologique profonde selon des modalités précises et pendant une durée minimale.
En invoquant, sur le fondement du préambule de la Charte, un droit des générations futures de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, ils reprochaient notamment à ces dispositions de ne pas garantir la réversibilité au-delà d'une durée de cent ans. Ils mettaient en avant les risques que l'atteinte à la ressource en eau prive les générations futures de la possibilité de revenir sur ce choix de gestion des déchets nucléaires et compromette leur capacité à satisfaire leurs besoins.
I. La nouveauté de la question
Par un arrêt du 2 août 2023, le Conseil d'État a décidé de renvoyer cette question au Conseil constitutionnel, en retenant le caractère nouveau de la question soulevée (2) .
Les conclusions du rapporteur public M. Stéphane Hoynck en éclairent la motivation, en soulignant notamment les balbutiements de la jurisprudence constitutionnelle récente sur le droit des générations futures de vivre dans un environnement sain (3) .
Dans le cadre contentieux spécifique de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le rapporteur public jugeait que la position ancrée de la jurisprudence selon laquelle aucun des considérants du préambule de la Charte « n'institue un droit ou une liberté que la Constitution garantit » (4) , faisant obstacle à leur invocation à l'appui d'une telle question,pouvait certes« être confirmée » (5) . Mais selon lui, le Conseil constitutionnel pouvait « aussi décider de la faire évoluer », de sorte qu'il convenait de lui « laisser […] le soin d'en décider » (6) .
II. La solution retenue et les enseignements
Après avoir circonscrit le champ de la question soumise à son examen aux « deuxième et troisième alinéas de l'article L. 542-10-1 du code de l'environnement ainsi [qu'aux] troisième et quatrième phrases de son quatorzième alinéa » (7) , relatifs aux modalités concrètes de mise en œuvre du principe de réversibilité, le Conseil constitutionnel a jugé que celles-ci étaient conformes à la Constitution au motif qu'elles « ne méconnaissent pas les exigences de l'article 1er de la Charte de l'environnement tel qu'interprété à la lumière du septième alinéa de son préambule » (8) , ni « aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit » (9) . Si la décision n'a pas prononcé la censure des dispositions contestées, elle n'en demeure pas moins riche d'enseignements.
1. Sur la valeur des dispositions constitutionnelles en cause
Le Conseil constitutionnel n'a pas tant acté l'émancipation du septième alinéa du préambule de la Charte que sa promotion. Cet alinéa ne fonde toujours pas, en tant que tel, de « droits et libertés que la Constitution garantit » et ne peut donc être invoqué, par lui-même, à l'appui d'une QPC.
En prolongeant sa jurisprudence récente « en des termes
2. Sur la portée de l'article 1er de la Charte
Cette lecture renouvelée a eu un effet sur les contours et le contenu des droits et obligations découlant de cet article. En miroir du droit, actuel, reconnu à chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, semble désormais coexister celui, d'anticipation, « des générations futures » ainsi que « des autres peuples », apprécié sous le prisme de leur capacité à « satisfaire leurs propres besoins ».
Il en résulte en tous cas une obligation positive pour le législateur de « veiller » à « préserver leur liberté de choix à cet égard » (11) , complémentaire à celle, négative, de s'abstenir de « priver de garanties légales le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé consacré par l'article 1er de la Charte de l'environnement » (12) .
Le champ d'application de cette obligation renforcée est néanmoins plus strict. Il ne s'agit plus seulement d'apprécier le caractère opérant du grief fondé sur l'article 1er de la Charte au regard « des conséquences sur l'environnement » (13) pouvant résulter des mesures en cause, mais de démontrer que celles-ci peuvent porter une atteinte tout à la fois « grave » et « durable » au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé (14) . Tel est le cas, en l'espèce, de dispositions « permettant le stockage de déchets radioactifs dans une installation souterraine » auregard« de la dangerosité et de la durée de vie de ces déchets » (15) .
3. Sur le contrôle opéré par le Conseil constitutionnel
La grille de contrôle retenue par le Conseil constitutionnel demeure alignée sur celle reconnue antérieurement (16) : les limitations que le législateur apporte au droit découlant de l'article 1er de la Charte doivent être justifiées, c'est-à-dire « liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par un motif d'intérêt général », mais également « proportionnées à l'objectif poursuivi » (17) .
En l'espèce, le Conseil s'est classiquement fondé sur les travaux préparatoires de la loi pour juger que le législateur « a souhaité poursuivre les objectifs de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement et de protection de la santé » (18) .
Quant au contrôle de proportionnalité, il a, d'abord, réaffirmé sa volonté de maintenir une distance avec les choix effectués par le législateur sur les moyens de mettre en œuvre le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, marquant ainsi son « attachement légitime à ne pas substituer son appréciation à celle [de ce dernier]» (19) .
Le contrôle demeure particulièrement restreint : il « n'appartient pas au Conseil constitutionnel de rechercher si les objectifs que s'est assignés le législateur auraient pu être atteints par d'autres voies », sous réserve que les modalités retenues ne soient pas « manifestement inappropriées à ces objectifs » (20) .
Comme il ressort de la jurisprudence constitutionnelle récente relative à l'article 1er de la Charte, cette réserve s'apprécie néanmoins « en l'état des connaissances scientifiques et techniques, manifestement inappropriées à ces objectifs » (21) .
S'agissant ensuite des conditions de mise en œuvre des moyens retenus par le législateur, la motivation de la décision commentée semble témoigner d'une vigilance particulière du Conseil constitutionnel quant aux garanties définies par la loi. Après s'être référé aux dispositions de l'article L. 542-1 du code de l'environnement fixant les principes et objectifs de gestion des déchets radioactifs, il a relevé que les dispositions de l'article L. 542-10-1 litigieux entourent « la création et l'exploitation d'un centre de stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs de différentes garanties propres à assurer le respect de ces exigences » (22) , qu'il a pris la peine d'énumérer une à une (23) .
III. Les incertitudes et les perspectives
Sous un angle pratique, la décision commentée procure deux instruments mobilisables au soutien d'actions en faveur d'une protection accrue de l'environnement :
- d'une part, une lecture prospective et plus englobante du droit fondé sur l'article 1er de la Charte qui, d'un point de vue personnel, tient compte des « générations futures » et des « autres peuples » et, d'un point de vue matériel, ne se borne pas à préciser implicitement les exigences qui en découlent (24) mais en déduit de manière expresse et concrète l'existence d'une obligation positive à la charge du législateur ;
- d'autre part, une invocabilité de cette lecture – et de ses potentialités – au bénéfice des requérants qui peuvent désormais s'en prévaloir à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité.
Cela est loin d'être anodin pour cet article jugé « le plus important » au point d'en justifier « une interprétation systémique » (25) . Et ce, d'autant plus que le contrôle de son respect fait l'objet « d'une affirmation progressive » (26) .
1. Sur les inconnues
Évidemment, cette solution soulève des incertitudes : sur le champ d'application – strict – de ces droits ou/et devoirs renforcés, sur leur contenu, sur la force et l'effectivité des obligations qui en découlent, notamment en considération du contrôle exercé. Elle interroge encore sur la mesure dans laquelle le Conseil constitutionnel serait prêt à s'aventurer aux frontières de son office en déplaçant le curseur du caractère « manifestement inappropri[é] » des choix effectués par le législateur, en même temps que progresserait l'état des connaissances scientifiques et techniques.
2. Sur les pistes d'action
La solution s'accompagne sans doute d'autant de perspectives sur les opportunités de rendre plus concret le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé.
Sur le contenu des normes constitutionnelles elles-mêmes, l'éclairage du dernier alinéa du préambule pourrait par exemple être mobilisé en lien avec l'obligation de « chacun », fondée sur les articles 1er et 2 combinés de la Charte, de respecter une « obligation de vigilance à l'égard des atteintes à l'environnement qui pourraient résulter de son activité » (27) , ou encore avec celle du « législateur et, dans le cadre défini par la loi, [des] autorités administratives », fondée sur une combinaison de l'article 1er et de l'article 3 relatif au principe de prévention, de « déterminer, dans le respect des principes ainsi énoncés par cet article, les modalités de la mise en œuvre de ces dispositions » (28) .
Les (re)lectures constitutionnelles pourraient se décliner ou être complétées à l'occasion de litiges portés devant les juridictions des ordres administratif comme judiciaire. L'ordonnance rendue le 7 novembre 2023 par le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg dans le cadre de l'affaire relative à l'enterrement de déchets toxiques à Stocamine en Alsace en fournit un exemple éloquent (29) .
La reconnaissance d'intérêts propres aux « générations futures » et aux « autres peuples » pourrait encore conduire les personnes relevant de la « catégorie encore très abstraite de "victime climatique" » à apercevoir de nouveaux horizons contentieux, en écho aux affaires portées en la matière devant des juridictions étrangères (30) .
En dehors des prétoires enfin, et parce que la soft law n'est indifférente ni au droit constitutionnel ni au contentieux (31) , une telle lecture renouvelée pourrait influencer la nature des obligations ou initiatives susceptibles d'être imposées au titre de la responsabilité sociale des entreprises (RSE).